De l'approche esthétique du désespoir : dandysme et superficialité, le DD.

Souffrant, l'homme cultivé peut vouloir élever au stade de posture philosophique un relâchement de l'âme construit sur le désintéressement.


Jeune ruine améliorée, vers Nantes - 2016.jpg Jeune ruine améliorée, vers Nantes, @remi-c , 2016


Sur une première impulsion, qui pourrait provenir d'à peu près n'importe quoi une fois que la tonalité dépressive est bien ancrée chez un individu (un gâteau raté et c'est la déprime, une lettre qu'on a oublié d'envoyer et c'est la déprime, une bière éventée et c'est la déprime, une joie trop éphémère comme un abandon trop prompt à l'onanisme et c'est la déprime...), tout peut alors se décaler en une posture. Le propre de la posture étant d'être une certaine tenue du corps et de l'esprit, c'est une disposition à accueillir quelque chose provenant du monde. La posture est avant tout surface, et la déprime (prenons garde à ne pas confondre déprime et dépression, ni à nous croire habilités à déceler la différence entre les deux) n'est au fond que le vêtement d'un dandy. Vêtement en ce qu'il empêche une chose du monde de venir vers l'individu, en ce qu'il filtre trop sauvagement un réel. Le dandy du désespoir (que nous nommerons maintenant DD pour rire), d'abord heureux de porter son costume d'ombres, finit par ne plus savoir l'enlever ; il en devient la victime.


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Melencolia I, gravure sur cuivre d'Albrecht Dürer datée de 1514.


Car comment fuir la fuite? Tous les chemins sont bouchés, tous les faires possibles s'obstruent dans un canal unique, qui, comme une fonction mathématique (type f(x) = x/2) diminue en impact une impulsion du réel, et par un retour de bâton similaire à un effet de levier, le DD doit encaisser le manque d'impact du réel. Le DD, qui a cru pouvoir dépasser sa déprime en l'élevant au rang de style, souffre d'un vertige permanent dés lors qu'il applique à son costume les règles de perception que ce costume implique.

Car pour vivre il s'agit de trouver un style, quelque chose qui à "X", "X" étant un évènement du monde, puisse associer sans fatigue, sans relâche, un autre évènement : une interprétation, et peut-être même, dans certains cas, une action. (Ce cas est fort rare pour le DD qui préfère la représentation à l'action, la représentation étant une action privée d'une part non négligeable de ses conséquences)

Pour nombre d'animaux non-humains, ce style se fait avec peu de frottements, c'est une application directe du principe de l'espèce basée sur plus de réflexes que d'inventions. D'où l'immense énergie vitale des poissons, oiseaux, loups etc... Pour nombre d'animaux humains, il en va de même, avec un peu de culture certes, une langue, la connaissance de normes qui ne relèvent pas du domaine de l'intuition, mais qui sont apprises par l'intuition. D'où l'immense énergie des patriotes, des croyants, des cons, des sages etc... Par contre, pour le DD, quelque chose que l'on pourrait assimiler avec ironie au pécher originel est sans cesse réitéré ; ayant voulu soulever les masques du réel, et ne découvrant rien de solide, le dandy du désespoir devient prisonnier d'un nihilisme dur à dépasser.

Son style, qui fut d'abord l'application glorieuse d'un détachement aristocratique, s'avérait être superficiel. En effet, le détachement peut et doit s'opérer sur lui-même, ouroboros qui n'a dés lors rien de consistant à digérer, et un véritable DD n'est que pure superficialité "jusqu'en profondeur".

[Paul Valéry « Ce qu'il y a de plus profond en l'homme [en tant qu'il se connaît], c'est la peau (...)» L'Idée fixe (1931)]

Espace expressionniste préparé pour le vide commercial_2016.jpgPeau commerciale (espace expressionniste préparé pour un vide), Nancy, @remi-c, 2016

Le DD enlève du monde les couches successives (Max Jacob disait bien que le monde était un oignon), et applique le détachement au détachement lui-même : plus rien n'a de sens, tout est absurde ; mais cet absurde même est absurde, et dans une fractale prolongeable à l'infini, le doute fait douter du doute, et le véritable D.D. est superficiel par esprit de profondeur, et profond par esprit de superficialité. Il est une sorte de vampire qui nourrit sa mort inachevée d'une vie qu'il ne veut pas spécialement prélever. Il n'a aucune raison de continuer, ce qui ne lui donne pourtant absolument aucune raison d'arrêter. Pire, son petit jeu d'élégance ne s'adresse véritablement à personne. Le travail esthétique du D.D. ne vise pas à dire que la superficialité est importante, ni que le style est important, bien au contraire : tout est si superficiel qu'à tout prendre, autant aller du côté du personnage, qui est à l'exact opposé de "l'animal", que le D.D. ne cesse pourtant aucunement d'être. D'où le mot de Valéry que Valéry prolonge admirablement bien :

"Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau, – en tant qu’il se connaît. Mais ce qu’il y a de… vraiment profond dans l’homme, en tant qu’il s’ignore… c’est le foie… Et choses semblables… Vagues ou… sympathiques"

Il en résulte que malgré le besoin d'être surface ou peau ou personnage (masque), le D.D. reste un foie, mais il sera d'autant plus foie (animal) qu'il oublie qu'il l'est. Fonçant éternellement vers une surface, il ne peut le faire qu'en plongeant inconsciemment jusqu'au fond de son animalité. Le D.D. n'a pas pour rien une démarche d'autant plus animale qu'attentif à la surface, la profondeur se règle d'elle-même. Habitant son désespoir en tant qu'il est conscient et donc plein de doute et envahi du sentiment de l'absurde, il laisse tranquille tout une partie habituellement chahutée de l'être humain : appétit, soif, désir de santé, de renommée, de sécurité... D'où le fin mot de cette brève réflexion, qui semble le mieux résumer cette tentative définitoire du dandy du désespoir :

"Il n'a aucune raison de continuer, ce qui ne lui donne pourtant absolument aucune raison d'arrêter"


Turner_-_Rain,_Steam_and_Speed_-_National_Gallery_file.jpg

J.M.W. Turner - Rain, Steam and Speed – The Great Western Railway, 1844

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