Mon père, ce héros. Le Général NGUYEN HUY ANH a été un exemple de noblesse, de bravoure, d'intégrité morale pour l'armée de l'air Sud Vietnamienne et, emporté à l'âge de 39 ans, demeure aujourd'hui une légende dans le cœur des anciens combattants de cette cruelle guerre. Voici son histoire... et afin de la relater, je vais emprunter les voix de ses proches.
Pour ce volet, je vais emprunter la voix de ma mère, Anh Suzanne :
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1956, Sud du Viet Nam, dans la plantation de caoutchouc de ma mère.
Je me tenais très droite dans le siège du tracteur de mon beau père français.
La plantation de caoutchouc familiale plongée dans la quiétude d'un début d'après midi, entamait l'heure sacrée de la sieste. Quelques chants d'oiseaux ténus rythmaient la respiration sylvestre, au gré des gouttes de sève blanches s'écoulant inexorablement des troncs gracieux d'hévéas.
Presque aucun son quand, d'un tour de clé de contact, je fis voler en éclats ce silence feutré : "VROUMM TAC TAC TAC VROUMM !"
Le tracteur de mon beau père toussote ses bougies et le moteur se mit à ronronner tel un gros félin... Tout le village était là, autour du tracteur du "Maître Occidental" avec sa belle fille juchée dessus, excitée à l'idée de conduire pour la première fois l'engin.
-"Mademoiselle Troisième(1)! Vous êtes sûre que vous pouvez le conduire, ce tracteur ?" me questionnait encore le délégué du village établi dans notre propriété.
-"Tranquillisez-vous, jeune Oncle(2), c'est aussi bête que de conduire une voiture, voyons !" lui rétorquais-je, plus amusée que concernée.
-"Mais si "Maître Occidental" ou Madame votre Mère l'apprenaient... Ils vont me punir pour vous avoir laissée conduire le tracteur !" se plaignait l'homme.
-"Mon beau père est parti à la chasse au tigre pour un semaine et ma mère est partie à Sai Gon pour ses affaires. Je suis seule Maître à bord, jeune Oncle !"
Concédant à mon caprice, "jeune Oncle" se recula, en faisant signe aux villageois de se pousser, pour me laisser autant de place que possible, prévoyant mes manœuvres hasardeuses.
Ravie, je démarre l'engin monstrueux qui avance tout en hoquetant... je passe la vitesse et le voilà qui part d'un bon train, me secouant comme un sac de riz. Je suis aux anges ! Arrivée devant une haie de bambou, je l'arrête et toute fière, lançait à "jeune Oncle" très inquiet :
-"Voyez, jeune Oncle ? C'est comme si je conduisais cet engin depuis ma vie antérieure !"
-"Oui, Mademoiselle Troisième... Maintenant, il va falloir reculer..." me cria t-il de loin.
J'enclenche la marche arrière avec force et lâche la pédale, mais un peu hâtivement, je dois dire... le véhicule fonça à une vitesse plus élevée que je ne l'aurais souhaité et j'entendis crier autour de moi :
-"Freinez, Mademoiselle Troisième, freinez !!"
Dans la précipitation, je confonds la pédale de frein avec celle de l'accélérateur et PATATRAC ! L'arrière du tracteur vint frapper de plein fouet le poteau d'une maison qui s'écroula instantanément tel un château de cartes. Le choc fit caler le moteur et blanche, je descendis de mon destrier impétueux.
-"Ah là, là, Mademoiselle Troisième, qu'avez-vous fait là !" gémissait pour de bon le délégué du village, ce qui me fit très vite revenir à mes esprits. Je lui dis tranquillement :
-"Eh bien, jeune Oncle, ce n'est qu'une paillotte ! Reconstruisez-la ! De toute façon, elle ne tenait plus debout... Si tout le monde s'y met, c'est l'histoire d'une demie journée !"
"Jeune Oncle" n'eut pas le temps de répliquer car la gouvernante de notre maison se fit entendre de loin, venant à notre rencontre :
-"Mademoiselle Troisième ! Votre mère veut s'entretenir avec vous !"
-"Comment ? Elle sait déjà ?" Demanda jeune Oncle, blême.
La gouvernante était maintenant devant nous et, un peu déconcertée en voyant le tracteur, la maison effondrée, les villageois tout autour en train déjà de ramasser les débris, demanda à l'homme :
-"Sait quoi ?" et, ayant compris, elle sourit :
-"Votre mère vient juste de revenir de Sai Gon... Mais avant de rentrer, elle est passée chez Monsieur et Madame Vây Et il me semble qu'elle ait à vous parler, Mademoiselle." termina la Gouvernante, non sans un sourire de connivence à mon égard.
Le tracteur de mon beau père
Je laissais tout en plan et rentra au pas de course à la maison. Mais arrivée en vue des quartiers de ma mère, je ralentissais le pas et mis de l'ordre dans mes cheveux, mes vêtements : Une jeune fille de bonne famille ne doit jamais courir, doit avoir des petits pas souples et tranquilles, les cheveux toujours bien coiffés et les habits toujours impeccables. Ce fut au mieux que je collais à cette image lorsque je me présentais devant ma mère, malgré le cambouis du tracteur noircissant mon pantalon blanc.
-"Bonjour Maman !"
-"Ah, ma fille... Viens, j'ai à te parler." ma mère n'attendit pas que je sois assise pour continuer :
-"Je reviens de chez Monsieur et Madame Vây qui m'ont officiellement demandée de réunir nos deux familles par le biais du mariage de leur troisième fils et toi."
Je baissais la tête, tentant de cacher ma joie et la rougeur qui montait à mes joues comme un feu ardent. Enfin, "Grand Frère Anh" a parlé à ses parents pour notre union. Ma mère reprit la parole, cette fois-ci, sur un ton très doux et caressant :
-"Ma fille, sache que j'ai refusé."
Cette phrase sonnait dans ma tête comme un coup de hachoir. Je sentis mes jambes se dérober, puis, une colère mêlée d'un sentiment d'injustice me submergea. J'ouvris de grands yeux ronds en même temps que ma bouche pour protester mais ma mère ne m'en laissa pas le temps :
-" J'ai refusé pour plusieurs raisons. D'abord, son signe astrologique et le tien ne concordent absolument pas : Il est du signe du singe et toi, du tigre. Ces deux signes sont hautement incompatibles... Il ne pourra jamais arriver rien de bon avec un mariage pareil(3). Ensuite, ce jeune homme est actuellement aux Etats Unis pour des entrainements de pilote de guerre. Cela veut dire que sa vie sera vouée à l'armée, au pays et non à sa famille, outre que c'est un métier extrêmement dangereux, donc, tu risques de te retrouver veuve bien avant l'heure. Puisque, en plus, il s'avère très doué et brillant, sa carrière militaire ne s'arrêtera pas au grade d'aspirant... cela veut dire qu'il sera un "homme public" qui aura que très peu de temps à accorder à sa famille. Et la dernière raison est que tout le monde sait qu'un salaire de militaire est misérable... Je veux pour toi un homme qui puisse assurer ton avenir matériel. Ma décision est prise, il n'y a rien à ajouter."
Je serrais les dents et retenais mes larmes.
Mais ma mère savait que je n'allais pas m'en tenir là et elle eût raison. J'écrivis tout de suite à Anh, aux Etats Unis, lui annonçant la nouvelle, et lui dire que je préfère encore me faire bonzesse plutôt que de renoncer à mon mariage avec lui...
Anh au Texas
Quelques mois plus tard, Anh revint des Etats Unis pour être affecté à Nha Trang, en tant qu'instructeur. Il profita d'un dimanche de permission pour venir me rendre visite et, par la même occasion, rencontrer ma famille.
Ma mère le reçut sans grande enthousiasme... Mais au fur à mesure que les heures passaient, Anh sut se montrer si naturel, charmant et joyeux que ma mère baissait ses défenses. Il lui parla des Etats Unis, de son travail d'instructeur, de son engagement patriotique... Puis, il lui parla de moi, ainsi que ses projets d'avenir, m'incluant dans sa vie entièrement, sans concession. La sensibilité et l'intelligence de ma mère lui fit découvrir un jeune homme exceptionnel, noble d'esprit et de cœur.
Une semaine après sa visite, ma mère annonça aux parents de Anh qu'elle acceptait notre union... Non sans m'avoir longuement parlée pour me prévenir de la vie qui m'attendait.
Pour moi, c'était clair : Même si il me fallait traverser l'enfer pour épouser Anh, je le ferais, car il était mon âme sœur, mon frère d'armes dans le kung fu, mon compagnon karmique à jamais inscrit dans mon destin.
Nous nous mariâmes en décembre 1956... La couturière me fit treize robes que j'ai portées toutes, les unes après les autres durant les trois jours de notre mariage. Il est de coutume pour la mariée de changer autant de toilettes que possible car le nombre de robes augmente le nombre d'années conjugales heureuses.
Les craintes de ma mère s'avéraient justifiées et ce, dès le début de notre union :
Une semaine après notre mariage, Anh repartit pour le Texas, parfaire sa formation sur hélicoptère (H-13, H-19, H-34, Alouette II, III et UH-1).
Il sortit major de sa promotion avec les félicitations des officiers instructeurs. De retour au Viet Nam, il fut envoyé directement à la base aérienne de Nha Trang (plus de 500kms de notre sud natal) pour continuer de former les jeunes pilotes sur appareils de chasse mais aussi sur différents types d'hélicoptères. En même temps, il assurait personnellement les rapatriements, les secours, les liaisons et les appuis de tir au sol.
Je ne le vis que rarement.
Voyant mon désarroi, ma mère m'offrit la possibilité de rendre visite à mon époux autant que possible à Nha Trang et s'arrangea même pour louer une petite maison dans cette ville côtière afin que notre vie de couple démarre, enfin.
Anh et moi, sur la plage de Nha Trang
C'est ainsi que, partageant ma vie quotidienne avec mon époux admirable que je partageais aussi ses soucis.
Le plus gros souci de Anh, promu alors Capitaine, était matériel : Le nombre d'hélicoptères à Nha Trang n'était plus qu'au nombre de..... DEUX. Deux malheureuses Alouettes. Et il y a moins de 15 jours, les deux appareils ont été accidentés. Un par un officier français et un par un officier vietnamien. Les deux officiers ont été dégradés et renvoyés.... Anh me dit alors qu'il était responsable de la section formation "hélicoptère" de Nha Trang mais il n'y avait plus d'hélicoptère… Situation des plus frustrantes.
Après maintes et maintes demandes, l'Etat Major Américain consentit à donner des hélicoptères à la base aérienne de Nha Trang à une condition : Que le Capitaine Nguyen Huy Anh en ait le commandement personnellement, connaissant ses talents de pilotage déjà célèbres.
Anh présentant un discours de remerciements pour la dotation des hélicoptères pour Nha Trang, 1er escadron.
C'est ainsi que dès 1958, mon époux s'est vu attribué le commandement de la base aérienne de Nha Trang, 1ère Escadron d'Hélicoptères à son actif.
Dès lors que la base aérienne de Nha Trang s'est vu doté de Sikorsky H-19 et H-34, Bell UH-1, Alouettes II et III, elle devint une plaque tournante stratégique aérienne, nerf indispensable de tout mouvement militaire de l'armée sud Vietnamienne, reliant la base de Ple Ku, Da Nang et celle de Ban Me Thuot.
Anh s'investissait de toute son âme pour instruire les jeunes pilotes et tous ceux passés sous sa formation en ressortirent le cœur gonflé de gratitude, de patriotisme et d'admiration pour leur "Alpha".
Encore une fois, ma mère eut raison : La famille de mon époux, était avant tout ces pilotes, ces militaires, ces hommes sous ses ordres ou le côtoyant. Un lien invisible mais indestructible les unissait tous, et ce lien passait par Anh, à l'image d'une étoile. Nombreux sont des pilotes que j'ai eu l'occasion de rencontrer, qui m'ont confiée pouvoir mourir pour leur Capitaine, les larmes aux yeux. Les missions aussi dangereuses les unes que les autres se succédaient, Anh toujours en partance avec ses frères d'armes, ne reculant devant aucun danger pour secourir les troupes au sol.
En partance pour une mission militaire
Anh, pilote lors de missions
Mission de rapatriement
mission de sauvetage
mission combinée avec les troupes au sol
Au sol reste son épouse inquiète.
Avril 1959 : Mes nausées subites et ma fatigue inaccoutumée furent une bonne nouvelle... J'ai pu annoncer fièrement à mon bel époux qu'il allait être papa. Fou de joies, Anh m'emmena voler. A bord de son petit Cessna, nous traversâmes les nuages et le jour se finissait... les première étoiles scintillaient déjà dans le crépuscule. Il me montra l'une d'elles :
-" Notre enfant s'appellera Etoile ! Qu'en penses-tu ?"
-" Oui... Etoile... C'est bien. Mais l'Etoile Unique, Parfaite, comme son père !" lui dis-je.
C'est en janvier 1960 que notre "premier né" est arrivé. En fait, ce fut une "première née", ma petite fille venue des firmaments... Elle s'appelle l'Etoile. Je n'ai jamais vu Anh aussi fier...
L'Etoile, notre première fille
Même au commandement de sa base militaire, même dans le cockpit de ses avions de chasse, même dans le siège instructeur de son hélicoptère,
même solennel recevant ses médailles et honneurs militaires,
même en serrant la main du Président Kennedy,
même infusé de l'âme du Samouraï dans son dojo, il n'avait jamais été si fier que devant le petit nourrisson que je lui tendit.
Quelques moi après, il repartit pour les Etats Unis, une troisième fois.
A suivre…………….
Merci de m'avoir lue jusqu'ici !
(1)Il est de coutume au Viet Nam de ne pas employer le prénom des enfants, afin de garder secret leur nom aux oreilles des "démons", qui alors, ne connaissant pas le nom de l'enfant, n'ont aucun pouvoir sur lui. C'est ainsi que l'on nomme les enfants par leur degré de fratrie. Cette habitude se conserve à l'âge adulte... mais on peut alors inclure le prénom de la personne, par exemple, Monsieur "troisième Van", Madame "quatrième Liên", etc...
(2)Les employés de maison qui ont certaines responsabilités prépondérantes, sont considérés comme membres de la famille. Ils ont alors le "rang" d'Oncle ou de Tante.
(3)La croyance dans l'astrologie est ancrée en Indochine et Chine de manière ancestrale. Il est très fréquent que des mariages soient impossibles uniquement dû à une incompatibilité astrologique. Il y a deux paires de signes connus pour ne jamais être associés, sous peine de grosses catastrophes dans la famille : Tigre/ Singe et Serpent/Sanglier. A bon entendeur ;-)…
chapitres précédents :
https://steemit.com/fr/@tiloupsa/mon-pere-ce-heros-general-nguyen-huy-anh-volet-1-la-gifle